jeudi 3 juillet 2014
OTOMO YOSHIHIDE'S NEW JAZZ ENSEMBLE - Dreams
Cette voix, pour un début ! Euphorique ou brisée, on ne saurait trop dire. Ivre ? À coté ? Fausse ? Pour le solfège, sans doute, plus qu’à son tour : toujours ou presque à un ou deux grains de la note. Tellement juste pourtant dans ce qu’elle semble dire et dont on ne saisit mot. Si charmante, si brute ! Enfantine et assumée, dans ses dérapages : hors-ligne, juste à côté. Et cette valse déréglée, cette marche à la tête embrumée, les membres, les muscles, les os, les muqueuses engourdis, nostalgiques un peu, heureux de la nuit blanche que cette aube dissipe. La guitare qui trébucherait la cadence, pour un peu, délibérément, alors que les cuivres en remettent pour un tour dans le titubant magnifique, la processions de fifres aux séductions voilées. Ces échos de carillons liquides joués sur de vieilles machines à circuits imprimés (on le soupçonne à l’oreille, la lecture du livret le confirme). Et ce chant de gamine qui surenchérit, relance, cherche à monter encore, s’étrangle, hoquette : à mourir de rire mais à pleurer de joie. Tout ça est si étrange, étrangement touchant. Tellement immédiat dans son décalage tout de suite reconnu. Si… Tant… Tellement… Japonais ? Mais… Minute ! Si pour une fois on l’inversait, la fameuse proposition. La présomption d’exotisme. Otomo lui-même le soulignait quelque part : plus qu’ailleurs dans son pays, le reste du monde est Mystère, Étranger, forme exogène de vie, pratiquement. Autre. Des siècles durant, l’archipel a grandi, vécu presqu'en autarcie, régulant strictement ses échanges avec le continent proche (via la Chine, la Corée, essentiellement, et avec quelles ambiguïtés, quelle tensions, quelles méfiances, souvent…) ignorant délibérément, parfois hostilement le plus lointain Occident. Ses ouvertures partielles puis reniées, ses appropriations retournées contre leurs origines, aux renouveaux des nationalismes... Puis au milieu de notre vingtième, après-guerre, après-défaite, tout a déferlé, en vrac et sans choix, par voie d’Amérique alors déclarée neuve. Jazz, existentialisme, psychiatrie, radiations. Costumes trois pièces, bars-à-cocktails, attachés-cases et surréalisme. Plus tard, comme partout, invasion pop, psychédélisme, en même temps qu’explosions en formes libres, dans tous les domaines où se faisaient créations. Avec ceci de particulier, insiste Yoshihide : que reçus d’ici (enfin, de là-bas, pour nous…) ce débordement général des civilisations n’apportaient que des produits aux racines inconnues, détachées, nouveau-monde, littéralement. Dans le swing louisiannais, les big-bands, le bop, le free… L’Europe, l’Afrique même pouvaient se reconnaître -quelque ait pu être dans toutes ces théories la part du fantasme, des hypothèses point trop vérifiable- telles ou telles racines, harmonies, familiarités. Telle histoire, déchirement, collision, conflit ou bien libération. Vu du Japon tout ça n’était… Qu’Inléuctable Extérieur. Et toutes ces musiques, tous ces films, toutes ces intrigantes créations qui nous parviennent depuis lors en retour -pop hystériquement insouciante, bruitisme exponentiel, délires sur pellicule grattée ou direct-to-video des plus improbables… Tout ça ne serait pas, comme on l’entend souvent, caricatures, moqueries, outrances, gratuite surenchère. Mais tentatives. De comprendre. D’adapter ces formes imposées -mieux : de les investir en pleine conscience des liens manquants, de l’accidentel- à une culture en soi singulière, autonome, non-rapportée. Bien sur rien, jamais, n’est si tranché. La réalité -le monde tout simplement- les existences et ce qui s’y trame ne sauraient se calquer exactement à de tels théorèmes. Tous ceux qui jouent ici sont de générations où ces questions-là avaient depuis longtemps été brouillées, croisées, redistribuées. Les styles et les technologies. Le vieux DX7 de la new-wave européennes est une machine sortie d’usines à Osaka. Dans les kissa (leurs boîtes à jazz) on joue les même classiques tels-quels, passés, qu’à Paris, Milan, New York versant tourisme culturel. Il n’empêche… Le doute est semé des origines, des erreurs, du délibéré. Du sens des influences et de leurs circulation. Ces gens qui nous délivrent leurs flots, incroyablement changeants ET cohérents -chanson de taverne kabuki, shomyo-pop nimbée de cuivre ou d’ambiant brumisés, surchauffe de pur free…- sont nettement d’un autre quelque-part. Le choix des standards repris n’est pas forcément celui qu’on aurait fait, sous les latitudes de leurs origines (le Eureka de Jim O’Rourke, paradoxalement réchauffé, humanisé par la voix de Phew, dont aucune parole ne nous est compréhensible, ramené au jazz, par glissements, seize minutes et plus durant). La beauté entendue des jeux, même -très plastique, chaleureuse, parfois proche d’un jazz post-bop, moderne, devenu quasi-classique depuis tant de bouleversements, ici privé de ses soli brillants mais pas des son génie du jeu collectif- , l’évidence pop sont indiscernables des suraiguës endémiques exsudés par Sachiko M, des bizarreries pour cordes préparées de Yoshihide, du pur Incongru Kawaï des interventions de Jun Togawa… Malgré tout ce qu’on y reconnait, justement à cause de ça, on est perdu, baladé, charmé mais avec en motif assourdi, qui tourne au fond de l’écoute, la question de la destination. L’énigme est familière. Et donc insidieuse. Des rêves, nous dit-on. Avec tout ce qu’ils comportent d’irrésolu, d’intimement su, d’images réflexes et d’interprétations tordues. Le très occasionnel ennui -ou l’embarras curieux, plutôt- que sécrète leur coq-à-l’âne. Le plaisir qu’on peu prendre à s’égarer à leurs longues inerties. Tout ce qu'ils ont de plein et de zones aveugles. Et puis... Ces voix pour une fin ! Les arrachements de cuivres, le bruit blanc des amplis qui veulent passer directement du solide au gazeux, la même Phew plus tôt méditative qui s’enfle et s’abrase maintenant en rires démentiels de divinité guerrière… Et comme de juste, tout ce chaos qui devrait nous dissoudre nous jette, à la place, en jubilation. L’acmé coupé net, toute spéculation balayée, reste l’interrogation. De ceux-là qui jouaient, de nous qui avons été pris … Lesquels demeurent cette fois dans les songes des autres ? (review par Guts of darkness)
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire