samedi 4 juin 2022

YAGI MICHIYO - Shizuku

 

John Cage serait-il passé par là ? Aurait-il frôlé du bout de ses doigts furtifs le koto - ce "Dragon Tapi" au corps de paulownia et aux cordes de soie (ou de nylon) - dont joue sur ce disque, en singulière virtuose, l’intrigante Yagi Michiyo ? Possible. Peut-être pas littéralement, certes. Et sans doute pas ce koto-là, précisément. Et pourtant… On sait bien, en tout cas, les enseignements que tira le compositeur, le philosophe, l’adepte du libre hasard, des cultures d’Extrême-Orient ; les coïncidences qu’il établit - toujours sans dogmatisme, sans en faire système - entre le taoïsme ou le bouddhisme Zen et ses propres conceptions esthétiques. Son sens des durées et de l’espace. La totale liberté avec laquelle il s’en saisit. Il était logique, somme toute - presque inévitable !- que survienne un jour une réponse. Cadeau en retour ou riposte, cela reste à déterminer. Au Japon comme ailleurs, en cette période de guerre à peine éteinte se posait alors l'angoissante question : "Et maintenant que faire ?". Comment ne pas mourir, étouffé sous les décombres des villes, des maisons, des civilisations ? Les débris du savoir ? Comme en bien des lieux les voies ouvertes par Cage, les petites brèches qu’il perçait tranquillement dans la culture et la pensée mourantes d’un monde en train de se figer, prirent valeur de réponses fugaces, fragments incertains mais séduisants dont on pouvait s’emparer au gré du vent qui les portait. Non pas pour résoudre l’énigme - la perspective en soit serait plutôt terrifiante - mais pour l’étendre, la transformer, la faire pousser comme de la bonne herbe. L’appropriation, toutefois, n’avaient pas sur ces terres tout à fait le même sens qu’en Europe, qu’en Amérique. Ce que découvrait Cage, comme une évidence toute neuve, croissait ici depuis des siècles, avec l’histoire et contre elle. Le Zen (encore lui…), avec son intuition du choc et de la fluidité, sa recherche incessante de la rupture et de l’épure ; le Shinto avec son refus de considérer le passé comme un temps aboli, les ancêtres et les morts comme physiquement séparés des vivants, le futur comme un déclin fatal... Tout cela imprégnaient depuis des siècles la littérature, la musique, l’art de l’estampe ; le théâtre, la danse, les spectacles pour enfants ; la façon de se vêtir, de converser, de se mouvoir et de se nourrir. Ce sens nouveau des distances et du temps que trouvait l’Occident, le Japon s’y replongea comme dans des eaux anciennes, quitte à enjamber les soixante-quinze dernières années. Il allait en faire son élan. Sa modernité, bientôt, allait frapper le monde de stupeur… Un demi-siècle plus tard, voici donc Yagi Michiyo. Sa tradition à elle, celle de son instrument, est riche de cette histoire que je viens d'effleurer. Mais pas seulement. Elle remonte bien plus loin, jusqu’au septième siècle où l’ancêtre du koto (le qin) débarqua de Chine. Ses cordes savent raconter. Quand elles jouent pour le kabuki, elles peuvent, d’un trémolo ou d’un arpège lent, évoquer le vent, les flots, la pluie. Ou bien l’âme qui se brise, frappée par la flèche, quand elles soutiennent les chants épiques. Depuis le dix-septième siècle, l’instrument génère aussi une musique "pure", un répertoire propre. Ce qu’elle évoque alors ce ne sont plus des actions, des histoires mais plutôt des lieux, des moments, des états. Yagi Michiyo connaît ces courants, ces lignées. Elle les pratique en intimes. Des maîtres du répertoire contemporain (entre autres Tadao et Kazue Sawai, respectivement compositeur et instrumentiste de génie) les lui ont enseigné. Plus tard, elle jouera avec des hommes du free (des gens du calibre de Peter Brötzmann…). Pour l’instant, sur ce disque, elle est seule. Confrontée à son instrument. Mise en demeure, avec dans les doigts et le cortex treize siècles d'histoire vivace, mise au défi de jouer dans l’instant. Improvise-t-elle chaque note ? A-t-elle écrit, tracé une ligne préalable, un guide ? Difficile à dire. Ce qui est certain c’est qu’elle nous capture. Elle nous attache d'emblée à chacun de ses gestes. Sa musique séduit, tout de suite , autant qu’elle déstabilise. Son jeu embrasse toute l’incroyable variété des techniques de l’instrument. Techniques narratives, donc, comme au spectacle : claquements secs, frottements des onglets sur les cordes ; techniques dramatiques faites pour nous saisir, captiver notre attention. Ailleurs : pièces élégiaques, frémissantes, détachées de tout prétexte, pur jeu sur le temps et la splendeur des timbres, des notes égrenées en somptueuses variations sur de motifs d’une très simple grâce. Il lui arrive aussi, semble-til, de frapper avec des baguettes les cordes qu’un instant plus tôt elle caressait de la pulpe nue de ses doigts. Ce que raconte cette femme, la photo sur la pochette l’indique assez bien, ce ne sont ni des histoires ni des lieux ou des moments. Ce sont des sensations, purement et physiquement. Les deux Seawall ne décrivent pas une digue, n’en dessine pas les contours : elles nous plongent dans la crainte et l’exaltation de nous tenir debout entre deux murs de vagues furieuses. Ailleurs, le choix des titres laisse songeur. Que signifient tous ces mots japonais ? Un durian qui parle, qu’est-ce que ça pourrait bien avoir à nous dire ? Partout, on s’en rend vite compte, l’angoisse peut surgir au détour d’une plage sereine. Quand ce ne sont pas de libres mouvements, qui nous portent et nous emmènent sans nommer nos émois (Shizuku). Pour tout dire ils sont passionnants ces imprévisibles contrastes, ces écarts dynamiques. Des notes à peine audibles aux empilements de bruit acoustique, d'harmoniques sauvages, il y a là bien plus à entendre que dans bien des disques blindés jusqu’à la gueule de décibels et de BPM. Cette vitalité-là ne se domestique pas. Au moment de libérer son captif, Yagi Michiyo le salue d’une plage gracile. Presque rien : deux motifs proches, joués en arpèges, sans ornements, sans embellissement, parfaits dans leur nudité, avec seulement de légères variations de volume et d’attaques. Une abstraction caressante, irrésistible de sensualité. Le morceau s’appelle Ai No Corrida ; soit le titre original de L’Empire des Sens (oui, ce film-là). Il rappelle également, énormément, une certaine pièce pour harpe de John Cage (In A Landscape). La boucle est bouclée ? Non : l'onde, toujours, s’écoule au gré des pentes en creusant son chemin. (chronique par guts of darkness)